- … Alors là, Lenna me regarde avec ses grands yeux, comme si elle était bien plus importante que moi, alors je l'ai regardée de travers, regarde, comme ça, elle refit le même regard qu'elle avait lancé plus tôt en tournant la tête vers lui avant de se mettre à rire, et là, je te jure, elle a eu tellement peur de moi qu'elle s'est écartée - j'allais pas la frapper, pourtant, je comprends pas comment on peut avoir aussi peur d'un regard, quoi que celui de maman fait drôlement flipper, t'es pas d'accord ? - Bref, et du coup, c'est moi qui suis passée dans la ruelle avant elle, et même que je lui ai donné un coup tellement fort à l'épaule que si je ne la lui ai pas déboitée, je m'appelle pas Isil Janssens !

Ce qui était bien, chez les Laether, mis à part le fait qu'il n'y avait aucune chance qu'elle croise sa soeur au détour d'une gerbe de blé, c'était qu'il y avait Isy, et aussi qu'il y avait tellement d'espace qu'on avait l'impression d'avoir le monde juste en face de soi. La liberté, c'était quelque chose qu'Isil ne pouvait que difficilement imaginer, parce qu'elle n'avait pas le sentiment de l'être, libre. Après tout, il était prévisible qu'une fille de marchands devienne marchande avec son tour, se marie à un marchand parce que ce sont des choses qui se font entre marchands, elle aurait commencé par enfanter de petits marchands, aurait élevé ses petits marchands et aurait fini par mourir, entourée de son mari et de ses enfants marchands, et tout ça encore et toujours à Ridewall, parce que pourquoi partir, quand tout est sur place ? Une vie dénuée de liberté, donc. Qui donc pouvait l'obliger, d'abord, à se marier, et avec un marchand, de surcroît ? Isil aimait aussi peu l'idée du mariage (avec qui que ce soit) que l'idée de finir ses jours avec un marchand. Tous des voleurs, en plus ; sauf ses parents, on ne critique pas les parents d'Isil, merci. Elle tourna de nouveau la tête vers Isy, esquissa un sourire : Lui non plus n'était pas un voleur, mais il n'était pas un marchand non plus, alors…

Lassée de parler de Lenna, une fille de marchands, elle aussi, approximativement de son âge, Isil se retourna pour s'installer sur le côté, la tête contre le ventre d'Isy, pour l'avoir en plein champ de vision, et resta silencieuse un moment à l'observer. Derrière la tête du garçon, elle voyait distinctement la maison des Laether, et sourit en voyant passer Terrence devant la fenêtre.    

- J'aurais vraiment voulu que tu viennes au magasin, ce matin. Maman m'a obligée à ranger les tissus en fonction de la couleur la plus chaude à la plus froide…

Et elle s'était faite crier dessus parce qu'elle avait passé trois heures à se décider et avait fini par conclure que le vert asperge était définitivement plus chaud que le vert avocat. Elle avait pris chaque regard noir de sa sœur avec un grand sourire, l'air de dire "Quoi, tu veux le faire à ma place ?" et sans doute qu'elle lui aurait laissé sa place bien volontiers. Fatiguée par sa fille, Hannah lui avait finalement mis un coup de pied aux fesses dès le début d'après-midi, alors c'est évidemment aux champs des Laether qu'Isil avait atterri.

- En fait, je crois que j'en ai marre de voir du tissu de partout. On a réussi à m'en dégoûter, dès que j'en vois un,  je veux partir en courant dans la direction opposée, comme s'il allait m'attaquer, alors que pas du tout, en fait, c'est idiot, cette histoire.

Pas si idiot que ça, en fait, si on y réfléchissait bien.

- Je voudrais partir quelque part loin d'eux. Je voudrais partir à Pride, on serait tellement bien, là-bas, toi et moi…

C'était évidemment qu'Isy faisait partie de l'aventure, si elle devait partir à Pride toute seule, autant qu'elle n'y aille pas du tout.

- T'en penses quoi ?

Les mots tombaient de sa bouche comme autant de pierres précieuses, ou bien comme de la boue, ou des épices, ou de l’eau, ou des crapauds – elle préférerait la première possibilité -, source intarissable, en tout cas, où puisait-elle tout ce souffle ? Tal avait dû prendre possession d’elle. Elle n’était plus qu’un vaisseau pour lui. Peut-être devrait-elle devenir dévote, plutôt que marchande ou soigneuse. Et lui il écoutait, un sourire sur le visage. Enfin, non, plutôt : il n’écoutait pas, un sourire sur le visage. Il avait déjà oublié de qui elle parlait, il avait déjà oublié de quoi elle parlait. Il se contenta de hocher la tête à la question – oui, le regard de sa mère pouvait faire drôlement flipper, et il s’était promis de ne plus JAMAIS se servir dans la boîte à biscuits sans permission. Aucune question sur le « maman » - en les écoutant, on aurait pu les prendre pour un frère et une sœur. Lui savait à qui elle faisait référence. Mais quel était le rapport ? Il avait perdu le fil, en cours de route, et la belle Ariane continuait à courir en rembobinant sa bobine. Il était perdu en plein labyrinthe, et se raccrochait à une phrase ou une autre, de temps en temps, pour essayer de retrouver une vague distinction. Il était si mauvais, pour se concentrer, quand ce n’était pas lui qui parlait…

A la place, il rêvassait. Isil dévote. L’idée le faisait mourir de rire. C’était si facile, de lui dessiner des avenirs, de lui peindre des mondes, de lui offrir des univers imaginaires. Elle serait vénérée de tous, on buerait ses paroles comme des pierres précieuses – non, ça ne colle plus – comme de l’eau, comme de la bière, comme du vin. Ca coulerait toujours à flots. Ça lui plairait, d’ailleurs, d’être écoutée comme ça. L’impression d’avoir une valeur supérieure. D’être au centre de l’attention. Quoique peut-être préférerait-elle une attention plus particulière. Mère de famille, elle râlerait en permanence d’avoir ses enfants dans les pattes, se plaindraient de leur dépendance et de leurs questions incessantes, et en même temps, elle en serait tellement heureuse – d’être indispensable à leur vie, d’être celle qu’on appelle, d’être… importante pour quelqu’un. Il l’imagina, un instant, avec une ribambelle d’enfants qui lui tenaient les mains, et explosa de rire. Il était sûr que, s’il avait mis l’image en mot, elle aurait froncé les sourcils.

Instinctivement, il mit une main dans les cheveux de la tête blottie contre son ventre, et commença à jouer avec ses mèches. Son Isil n’avait apparemment pas le cœur à rire – elle se perdait dans ses pensées, reprenait ; elle avait cette façon de toujours raconter la vie, de le ramener à la réalité, lui qui ne parlait jamais que de choses qui n’existaient pas, de la surface, d’êtres imaginaires. Elle, elle donnait de l’importance aux êtres qu’elle croisait, aux choses qu’elle faisait, aux événements qui lui arrivaient. Lui donnait de l’importance aux rêves qu’il faisait la nuit, aux rêves qu’il faisait le jour, et était incapable de lui redire ce qu’il avait fait ce matin. Ça aussi, il avait oublié. Il aimait sa façon de le raccrocher à la réalité. Et puis elle savait qu'elle pouvait lui parler, qu'elle pouvait tout lui dire, qu'il écouterait toujours même quand il n'écoutait pas. Elle ne s'arrêterait pas. Il sourit.

- Si j’t’emmène au marché de Ridewall, et que je te permets de choisir le tissu que tu veux pour t’offrir un fichu, tu en auras toujours marre de voire du tissu ?

Il la taquinait, un sourire aux lèvres.

Isy. Isy-Going.

C’était un bon surnom, ça, une bonne définition de son être tout entier. Isy facile à vivre, Isy qui suit les flots, le mouvement, la vague, et ici, Isy qui va, apparemment. Elle parlait de Pride, elle parlait d’un monde qu’elle connaissait à peine – et son imaginaire à lui fit un double-salto, alors qu’il se projetait dans cette autre cité, dans cette autre vie. Son sourire s’agrandit encore, et ses yeux joueurs croisèrent ceux d’Isil – il y vit tellement de sérieux, comme si sa vie entière dépendait de sa réponse, il y vit l’envie réelle de partir, il y vit la peur, l’absence de confiance aussi. Elle n’y croyait pas. Elle n’osait pas y croire. Mais elle l’avait formulé, et c’était déjà un pas – il lui fallait tant, pour accepter de dire que peut-être, la vie rangée et évidente qui lui était promise par le contexte familial ne lui convenait pas… Il savait à quel point c’était important pour elle. Et en même temps il ne savait pas, s’en sentait complètement détaché – parce qu’il ne doutait pas un instant d’Isil, pas un instant de sa capacité à tout faire valser, quand il le fallait, il savait qu’elle serait heureuse, que ce soit ici ou ailleurs. Lui répliqua candidement, répondit aux doutes de la jeune femme avec ses certitudes à lui, ses certitudes douces, amicales, sereines.

- Ben, si tu veux qu’on parte, on part, c’est aussi simple que ça !

Il se releva, virant Isil de sur lui, attrapa sa main, et la posa sur la petite tresse qu’il venait de lui faire. Une fois debout, il lui reprit l’autre main, et l’aida à se lever à son tour.

- Mais on passe à Ridewall, d’abord ?

Elle ne dirait pas non à un fichu, quand même, si ? Elle ne pouvait pas avoir été dégoûtée à ce point…